Retrouvez ci-après la tribune que j’ai cosignée dans le Huffington Post avec Philippe Corruble, professeur à HEC.
« Pour un Robert Schuman du numérique européen »
Dans un article inspiré [1], pétri de valeurs et de références humanistes chères aux Européens, publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Robert Schuman, le Président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, rend hommage à celui qu’il qualifie à juste titre de « Grand d’Europe ». La publication de cet article a coïncidé, à quelques heures près, avec l’annonce de l’acquisition des actifs de téléphonie mobile de la société finlandaise Nokia par Microsoft. Cette nouvelle ne manque pas d’interpeller les Européens sur leur destin dans le secteur du numérique, à défaut d’une initiative publique européenne d’une ampleur comparable à celle que Robert Schuman eut l’audace inouïe de prendre, en son temps, à propos du charbon et de l’acier.
L’acquisition de l’activité de téléphonie et de services mobiles de Nokia par Microsoft ne constitue certes pas une surprise. Rapidement après la nomination à la tête de l’entreprise finlandaise d’un ex-dirigeant de Microsoft, un partenariat datant de février 2011 liait les deux entreprises, par lequel Nokia renonçait à son logiciel et adoptait pour l’ensemble de ses smartphones le système Windows Phone de Microsoft. Nokia, qui fut leader mondial des téléphones mobiles connaît des difficultés sur le marché des smartphones, notamment en raison de la montée en puissance des iphone d’Apple et du système Android de Google. L’acquisition par Microsoft de ses activités de téléphonie permet à la société américaine de s’aligner, tardivement, sur la stratégie d’intégration verticale de ses concurrents Google et Apple.
Face aux mutations technologiques du secteur du numérique et aux stratégies d’acquisition et d’intégration verticales mises en oeuvre par les entreprises géantes américaines, l’Europe semble reléguée au rôle de spectateur. Pourtant, elle avait été aux avant-postes dans la téléphonie mobile avec des entreprises comme Ericsson ou Alcatel. Il est cependant un fait qu’aujourd’hui, c’est en Asie et en Californie que sont implantés les grands acteurs d’un marché qui concerne notre vie quotidienne, tant économique que privée.
En droit, l’Union européenne est pourtant amenée à intervenir dans ces opérations de fusions-acquisitions via le règlement européen sur les concentrations d’entreprise. Mais la Commission européenne, qui le met en œuvre, est liée par les limites de cet instrument. Celui-ci a été conçu par les Etats membres et la Commission au service de la politique de concurrence, qui vise à garantir aux Européens les avantages indiscutables procurés par un marché efficient. Les considérations liées à l’origine géographique des entreprises, fussent-elles ou non européennes ou à une vision de stratégie industrielle européenne par rapport au reste du monde, n’y ont pas leur place.
Il est donc peu probable que l’acquisition de Nokia par Microsoft, dès lors qu’elle ne poserait pas de problème majeur de concurrence, se trouve bloquée à Bruxelles. Ainsi, entre novembre 2011 et février 2012, la Commission européenne a examiné via cet instrument juridique l’acquisition de Motorola Mobility par Google, deux sociétés américaines néanmoins tenues de notifier l’opération à Bruxelles. A cette occasion, M. Joaquim Almunia, Commissaire chargé de la concurrence, déclarait que l’opération « ne pose en tant que telle, aucun problème de concurrence » et d’ajouter que « la Commission continuera de surveiller de près le comportement de l’ensemble des acteurs du marché actifs dans le secteur en cause, en particulier l’usage de plus en plus stratégique qui est fait des brevets ».
Les auteurs de cet article n’entendent aucunement critiquer le travail réalisé par la Commission à cette occasion, mais alerter les autorités européennes sur les enjeux autres que de strict droit de la concurrence dans ces affaires. Et rappeler qu’à l’occasion des discussions préparatoires à l’adoption de ce règlement, un débat opposa la France et l’Allemagne sur l’opportunité d’intégrer la dimension de politique industrielle européenne lors de l’examen d’un projet de fusion-acquisition de dimension européenne. Il fut décidé de n’en rien faire, comme le souhaitaient nos voisins allemands, traditionnellement hostiles à l’intervention publique dans les stratégies industrielles.
Il reste que l’Union européenne ne peut rester indifférente aux transformations considérables générées par les technologies numériques ni ignorer les enjeux pour la communication, la culture et la connaissance, tout simplement, que ces rapprochements d’entreprises induisent. C’est à ce point que nous voulions en venir. Qui ne voit aujourd’hui que les téléphones mobiles, les tablettes et, derrière eux, les écosystèmes d’exploitation et de diffusion de la connaissance, développés au prix d’investissements considérables par des entreprises aujourd’hui non européennes, constituent le cœur de la compétition économique mondiale, y compris dans ses dimensions culturelles de renseignement stratégique, bref d’influence? Il s’agit donc d’une question politique, tout autant que le charbon et l’acier en 1950 qui étaient les industries essentielles à la reconstruction de l’Europe et constituaient des enjeux de puissance symbolique et stratégique. Il est grand temps que se lèvent en Europe les petits-fils de Robert Schuman, qui prolongeront sa vision humaniste dans une déclinaison moderne, c’est-à-dire numérique.
L’article: http://www.huffingtonpost.fr/philippe-corruble/pour-un-robert-schuman-du-numerique_b_4035152.html