Cyberdéfense

Retrouvez l’intégralité de mon intervention en clôture du 1er Symposium Académique National de Recherche en Cyberdéfense, qui s’est tenu mercredi dernier à l’Ecole Militaire:

Mesdames, Messieurs,

« L’Union européenne, colonie du monde numérique ? » : ce titre un peu provocateur est celui que j’ai retenu pour le rapport que j’ai présenté au Sénat en mars dernier, et dont sa commission des affaires européennes a bien voulu autoriser la publication. Oui, la colonisation numérique de l’Europe est en marche et je souhaite contribuer à une prise de conscience politique et à un sursaut européen. Selon moi, la place que prend le numérique dans nos vies et dans nos économies s’accroît si vite et les Européens sont tellement distancés en matières d’équipements et de services numériques, que l’Union européenne risque d’y perdre sa souveraineté et sa sécurité. Il est urgent de réagir.

On annonce que le Conseil européen d’octobre prochain devrait parler de stratégie numérique. C’est pourquoi le moment me paraît particulièrement propice pour questionner la stratégie numérique de l’Union. Vous me permettrez donc d’adopter un point de vue un peu large, dans lequel s’insère naturellement l’enjeu de la cybersécurité.

Je dois d’abord reconnaître que la Commission européenne a bien identifié le numérique comme gisement de croissance pour l’UE : elle a recensé 100 actions-clés qui composent l’agenda numérique. Mais ces actions sont prioritairement destinées à approfondir le marché unique autour des usages du numérique. La toute récente proposition de Mme Kroes pour un nouveau « paquet télécoms » s’obstine à prendre l’unique parti des consommateurs.  Or, l’UE ne doit pas avoir pour seule ambition de consommer des équipements asiatiques ou des contenus américains : elle doit aussi devenir productrice sur ce marché unique numérique. C’est à mes yeux la condition indispensable au maintien pérenne de la valeur ajoutée et des emplois sur notre continent.

C’est pourquoi je regrette que l’agenda numérique de Mme Kroes, commissaire en charge du sujet, n’exprime pas une vision politique de la place que l’UE devrait occuper dans le monde numérique.

Il faut en effet prendre conscience du défi que le numérique représente pour la « vieille Europe » : un défi économique, car le numérique bouleverse les modèles d’affaires existant dans de nombreuses industries qui font traditionnellement la puissance européenne ; un défi fiscal, puisque les géants du net exploitent la concurrence fiscale interne à l’UE et mettent à profit la possibilité qu’offre le numérique de découpler le lieu d’établissement d’une société et le lieu de consommation de ses services ou produits; un défi juridique enfin, puisque les acteurs dominants des services en ligne, qui sont principalement américains, ne relèvent pas des juridictions européennes.

Je tiens à attirer l’attention sur les enjeux à long terme de la faible présence de l’UE sur le web : primo, la souveraineté de l’UE sur les données qu’elle produit en ligne se trouve menacée. Les révélations sur le programme PRISM déployé par l’Agence de sécurité américaine, avec la contribution des géants du net, n’ont été pour moi qu’une demi-surprise : mon rapport insistait déjà largement sur cette perte de maîtrise par les Européens de leurs données.  Ceci est d’autant plus inquiétant que cette menace sur notre souveraineté va aller croissant : d’abord, le développement des services en nuage va mettre toujours plus de données européennes entre les mains des fournisseurs de cloud computing. Or ces prestataires de services en nuage sont le plus souvent américains : ils sont donc également tenus de collaborer au programme Prism, et cela, que les serveurs de données soient situés ou non sur le sol européen. Par ailleurs, le développement de l’internet des objets, qui fera communiquer entre eux les objets de notre quotidien, va multiplier les données et donc renforcer l’importance de leur maîtrise. Je m’inquiète enfin de la mainmise croissante d’acteurs étrangers sur des données particulièrement sensibles, que sont les données de paiement : parce qu’elles permettent de profiler les personnes très finement, les données de paiement représentent un enjeu essentiel, et il me paraît très important que l’UE ne renonce pas, malgré les difficultés rencontrées, à créer son propre système de paiement. C’est un véritable enjeu de souveraineté.

Secundo, la survie de l’identité européenne dans le monde numérique est en jeu : la création se fait de plus en plus sous forme numérique et on y accède de plus en plus en ligne. Il faut donc trouver des solutions innovantes pour rémunérer justement la création culturelle sur le web, sans quoi la création d’un marché unique des contenus en ligne va surtout profiter aux opérateurs dominants de l’internet. La concentration qu’entraînent les effets de réseau sur Internet est aussi très préoccupante pour la diversité culturelle européenne. Le numérique met en jeu l’avenir économique de l’industrie culturelle, qui est créatrice de valeur ajoutée pour l’UE. Mais, plus largement, sont aussi en jeu le pluralisme et la création qui font l’esprit européen. 

Le numérique n’est donc pas qu’un gisement de croissance : il représente un véritable enjeu de civilisation pour l’UE. Il importe de ce fait que l’UE prenne sa juste place dans l’univers numérique. Cela se décline pour moi en trois impératifs : faire de la souveraineté numérique un objectif politique pour l’UE; miser sur l’unité européenne pour peser dans le cyberespace ; et faire de l’UE une opportunité pour favoriser la numérisation de l’Europe.

 Concernant la souveraineté numérique de l’Union européenne : 

Je propose la création d’une formation du Conseil de l’UE proprement dédiée aux questions numériques pour incarner l’ambition numérique de l’UE. Ce Conseil pourrait être complété par une enceinte consultative issue de la société civile, chargée d’éclairer l’exécutif européen et de fédérer l’écosystème numérique européen, pour nourrir un esprit d’équipe européen.

J’appelle aussi à une meilleure intégration des différentes politiques européennes concernées, au service de l’ambition de souveraineté numérique de l’Union européenne ; notamment, j’estime que la politique de concurrence doit prendre en compte d’autres objectifs, qui sont tout aussi légitimes que l’optimisation du bénéfice du consommateur : la maîtrise des données, la diversité culturelle, l’avenir de l’industrie numérique européenne… mais aussi la sécurité des réseaux, sujet qui nous a particulièrement occupé aujourd’hui.

Pour juguler la domination des géants du net, j’encourage la Commission à imaginer de nouveaux outils : pourquoi ne pas envisager de leur imposer des obligations d’équité et de non discrimination ? Certains acteurs de l’internet sont en effet devenus des «facilités essentielles » parce qu’ils ont acquis une position dominante durable et que certaines activités économiques deviennent impossibles sans recourir à eux. J’invite aussi la Commission européenne à prévoir un mécanisme accéléré de règlement des différends pour s’assurer de manière indépendante du respect des engagements pris par les sociétés qui ont transigé avec la DG Concurrence : je pense notamment au cas Google.

 Je suggère aussi aux autorités européennes de concurrence de se mobiliser sur la préservation de la neutralité des terminaux qui permettent la connexion à l’internet. C’est un enjeu important, pour éviter la fermeture des marchés.

 Enfin, j’insiste sur la nécessité de sécuriser nos réseaux numériques : pour cela, il faut aboslument développer les capacités de cyber défense des États membres et renforcer les obligations des opérateurs d’importance vitale en matière de sécurisation informatique. Je n’ignore pas l’excellent travail effectué sur ce sujet par mon collègue Jean-Marie Bockel. Je me félicite aussi de la proposition législative de la Commission européenne en la matière, dont le Parlement européen va bientôt se saisir : la Commission semble désormais convaincue de l’importance de la mise en place et du développement par l’ensemble des Etats membres de capacités nationales de cybersécurité et du renforcement de la coopération européenne dans ce domaine. Mais a-t-elle mesuré que cela impliquait que l’UE dispose d’une base industrielle pérenne en matière de cybersécurité et d’équipements de confiance et que cela suppose la mise œuvre par l’Union européenne d’une véritable politique industrielle dans ce domaine ? A plus court terme, je propose que l’Union européenne conditionne l’achat d’équipements hautement stratégiques, comme les routeurs de cœur de réseaux, à leur labellisation par une autorité publique de sécurité : ceci vise à nous prémunir contre l’espionnage par les pays fournisseurs. L’on pourrait aussi inclure dans le périmètre des marchés de sécurité l’achat d’équipements numériques hautement stratégiques, pour pouvoir leur appliquer la préférence communautaire, qui est déjà implicitement reconnue par les règles européennes pour les marchés de défense et de sécurité.

Concernant la place de l’Union européenne dans le cyberespace :                                                                                                                            

J’appelle l’Union européenne à renforcer sa présence dans les instances mondiales de gouvernance de l’internet mais aussi dans les instances de normalisation, pour y défendre notamment  les intérêts de son industrie.

Je soutiens aussi que la solidarité des États membres doit être renforcée pour lutter contre l’évasion fiscale des acteurs numériques : cela implique de respecter le calendrier prévu pour re-territorialiser la perception de la TVA sur le lieu de consommation des services en ligne. Cela passe aussi par l’exercice d’une pression sur les États membres dont les pratiques fiscales sont dommageables. Cela exige surtout que l’UE se mobilise dans les instances internationales, au G8 comme au G20, afin d’imposer enfin les multinationales de l’économie numérique en proportion de leur activité sur le territoire où résident leurs utilisateurs. Cette mobilisation est amorcée, il faut maintenir la pression.

J’invite même la Commission européenne à proposer la création d’un impôt numérique européen qui contribuera au financement des réseaux de nouvelle génération et à celui de la création. Si nous n’entreprenons pas la création de cet impôt, je crois sincèrement que la soutenabilité du modèle économique et social européen est compromise.

Je souhaite aussi que l’Union européenne promeuve la protection des données. Les textes en cours de négociation sur ce sujet peinent à aboutir et font l’objet d’un lobbying intense provenant de l’autre rive de l’Atlantique. A mes yeux, l’UE doit notamment interdire le transfert de données hors de son territoire, sur requête d’une autorité d’un pays tiers, sauf autorisation expresse : cela implique que l’UE négocie un accord avec les États-Unis, qui protège les données des Européens d’une manière conforme à la Charte européenne des droits fondamentaux. Encore faut-il s’assurer de l’application des accords: je m’inquiète notamment des suspicions de non-respect  par les Etats-Unis de l’accord Swift censé protéger nos données bancaires …

Je suggère aussi la création, à l’échelon de l’Union européenne, d’un droit de recours collectif de consommateurs contre les conditions générales d’utilisation de certains services en ligne, qui sont très changeantes et souvent opaques. 

Concernant l’opportunité que peut représenter l’Union européenne pour la numérisation de l’économie européenne :

L’Union européenne est en mesure de développer des opportunités de marché pour ses entreprises du numérique : elle peut améliorer la loyauté de la concurrence mondiale, qu’il s’agisse d’aides d’Etat ou d’ouverture des marchés publics. Elle dispose aussi du levier puissant de l’achat public : je l’encourage à y recourir.

L’UE doit également soutenir la mutation de ses entreprises vers le numérique : pour cela, il faut qu’elle adapte les programmes européens d’aide à la recherche pour mieux prendre en compte une nouvelle conception de l’innovation ; elle doit encourager le capital-risque européen et faciliter l’introduction en bourse des start up pour éviter leur rachat. Enfin, les fonds structurels européens pourraient servir à aider les petites entreprises à créer leur site internet.

En matière de culture, Internet représente un potentiel énorme mais déstabilise les modalités actuelles du financement de la culture. C’est pourquoi de nombreux contenus culturels restent inaccessibles, nourrissant finalement le piratage. Au lieu d’incriminer la complexité du régime des droits d’auteur et d’étendre le champ des exceptions,  j’encourage l’UE à défendre les droits d’auteur, tout en les adaptant à l’ère numérique pour assurer le développement durable de la diversité culturelle européenne en ligne. A ce titre, je pense utile de poursuivre notamment l’expérimentation menée en matière de chronologie des médias.

Pour développer les contenus européens en ligne, j’invite la Commission européenne à proposer l’application, au livre et à la presse en ligne, d’un taux de TVA au moins aussi bas que celui appliqué à ces biens culturels dans le monde physique.

Enfin, je crois que le budget européen doit soutenir l’industrie du jeu vidéo, qui représente une nouvelle modalité de création culturelle, et doit accompagner la transition vers le numérique des acteurs culturels en place, par exemple les acteurs audiovisuels détenant une marque puissante.

Par tous ces moyens d’action, je crois que l’Union européenne peut reprendre la main.  Elle se trouve à la croisée des chemins. En effet, la crise profonde que traverse l’Union européenne l’oblige à choisir entre l’intégration ou le chaos ; mon collègue Jean Arthuis avait déjà posé ce diagnostic dans le rapport sur la gouvernance de la zone euro qu’il a remis en mars 2012 au Premier ministre, qui était alors M. François Fillon.

Or ce choix fondamental pour l’Europe coïncide avec la révolution numérique : cette occasion doit être saisie pour parvenir à unifier l’Europe autour d’une vision politique de son ambition dans le monde numérique. L’Union européenne ne peut se résigner au statut de colonie dans le monde numérique. J’appelle tous les responsables européens et nationaux à se mobiliser pour la « décolonisation numérique » de l’Europe. A nous de mettre l’Union européenne en ordre de bataille : qu’elle devienne un terreau propice au développement de ses entreprises, pour asseoir avec elles sa souveraineté dans le monde numérique. Son avenir, celui de ses entreprises, et sa sécurité sont en jeu.

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