Google doit-il « organiser l’information du monde »?

Le 16 novembre dernier, au cours d’un débat au Sénat, j’ai pu exprimer mon inquiétude, partagée par tous mes collègues (quelque soit leur appartenance politique) de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, sur un potentiel accord qui permettrait à Google de numériser une partie des archives conservées par la Bibliothèque Nationale de France. Aujourd’hui la numérisation des œuvres du monde entier représente un intérêt considérable.

Depuis 2004,  la firme californienne s’est lancée dans une grande campagne de numérisation des œuvres littéraires du monde entier en se fixant « pour mission d’organiser l’information mondiale dans le but de la rendre accessible et utile à tous ».
5 années plus tard, le groupe a numérisé 10 millions de livres et imprimés mais parfois au mépris du droit d’auteur, et du respect des  datations et  indexations des ouvrages.  Google a également conclu des partenariats avec 29 bibliothèques dont 7 européennes. Les termes des marchés sont les suivants : l’entreprise met à disposition son savoir technique en numérisant gratuitement les ouvrages. En échange les bibliothèques lui offrent l’exclusivité des droits d’indexationdes contenus numérisés sur Internet pour une durée de 10 ans. Ainsi, Google détient un monopole sur tous les ouvrages numérisés (qu’il peut ensuite vendre sur sa nouvelle plateforme) et de ce fait un contrôle de l’accès à la connaissance internationale. 

Je souhaitais intervenir sur ce sujet afin de souligner tous les dangers qui pourraient découler d’un tel partenariat s’il n’était pas totalement maitrisé dans ses objectifs et finalités. Je ne conteste pas les bénéfices des partenariats public/privé ; rien ne s’oppose en effet à déléguer une mission de service public à un opérateur du marché. Mais cela ne doit pas non plus nous faire oublier le vrai danger qui réside dans ce contrat faustien ; à savoir le monopole que pourrait acquérir Google sur le patrimoine culturel et historique du monde qu’il utiliserait à des fins lucratives. De surcroît, confier la numérisation de la BNF à Google risquerait de porter un préjudice irrémédiable au projet de bibliothèque numérique européenne (Europeana) et à celle de la BNF (Gallica). C’est pourquoi j’ai appelé à nous méfier d’un « meilleur des mondes virtuels » qui, si l’on n’y prenait garde, exercerait une forme de suprématie et menacerait la culture d’appauvrissement.

 Comme l’a parfaitement exprimé Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture et de la Communication :

« La numérisation de tous les patrimoines doit se faire dans une garantie d’indépendance nationale absolue et de protection des droits d’auteurs absolue. Cela tient à l’identité, à la mémoire collective et à un certain nombre de valeurs qui vont bien au-delà des aspects techniques. »Retrouvez l’intégralité de mon intervention ci dessous :

« Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 18 août dernier, à la suite des déclarations de Denis Bruckmann, le doute et l’inquiétude se sont répandus dans le secteur de l’édition et dans le monde politique.

Le directeur général adjoint et directeur des collections de la Bibliothèque nationale de France annonçait que les négociations avec Google « pourraient aboutir d’ici à quelques mois » et que « ce changement de stratégie avait été motivé par le coût extrêmement élevé de la numérisation des livres ».

Depuis, les dirigeants de la BNF ont voulu apaiser la situation en précisant que, à l’heure actuelle, aucune décision n’était prise.

Aussi, à ce stade et à l’heure où la commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques, que vous avez souhaitée, monsieur le ministre, étudie l’opportunité d’un partenariat entre Google et les institutions publiques, il est primordial que notre assemblée débatte de ce sujet, comme l’avait d’ailleurs demandé la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture, ou FNCC.

Aussi, je remercie notre collègue Jack Ralite, grâce auquel ce débat a lieu en séance plénière, et notre commission de la culture, de l’éducation et de la communication pour le soutien qu’elle lui a apporté.

Le débat qui nous réunit aujourd’hui ne porte pas sur la question de la numérisation des œuvres littéraires ou des documents écrits en tout genre. Bien fou serait celui qui décrierait aujourd’hui cette extraordinaire possibilité pour l’humanité d’accès généralisé au savoir et aux connaissances. Nous ne pouvons que nous réjouir à l’idée que, dans quelques années, nous pourrons sans doute tous, où que nous soyons, consulter un ouvrage rare, archivé dans une bibliothèque à l’autre bout du monde. Tous les livres pour chaque lecteur : rêve de l’accès universel et intemporel aux savoirs, pour l’instant conservés dans les bibliothèques !

Cela étant dit, l’enjeu est de permettre, grâce à internet et aux nouvelles technologies, l’accès au plus grand nombre des œuvres culturelles, sans pour autant s’en laisser déposséder par des acteurs dont les motivations peuvent poser question et, surtout, dans des conditions conformes à ce qu’il convient d’appeler une véritable politique culturelle.

Tout d’abord, rappelons que Google a lancé, dès 2004, Google Books. À l’heure actuelle, l’entreprise a déjà numérisé 10 millions de livres et imprimés, dont 1,5 million d’ouvrages tombés dans le domaine public, 1,8 million d’ouvrages soumis volontairement par les éditeurs et 6,7 millions d’ouvrages appartenant à cette fameuse zone grise que nous avons évoquée.

L’entreprise a également signé des partenariats avec 29 bibliothèques et 25 000 éditeurs. De ce fait, en cinq ans, Google a réussi à s’imposer comme le seul groupe capable de numériser rapidement et massivement.

Pour autant, on peut s’interroger sur les raisons de cette course folle vers la numérisation. Deviendrait-il tout à coup urgent de rendre immédiatement disponible l’ensemble du patrimoine universel ?

Ne nous y trompons pas : en réalité, il s’agit de prendre de court les acteurs traditionnels du livre pour imposer un modèle de consommation du livre numérisé, d’imposer son format, sa bibliothèque et son moteur de recherche.

Quand on sait ce que coûte la numérisation des œuvres, l’offre de la firme de Mountain View est, en effet, très attractive. Mais la réalité, derrière la promesse de la gratuité, c’est de créer du trafic, forcément sponsorisé, plus que du savoir.

L’objectif final est bien de maximiser le revenu obtenu en amenant les internautes à cliquer sur les liens sponsorisés. Le moteur de recherche Google s’adresse – on peut le dire – davantage au consommateur qu’à l’homme ou à la femme de savoir.

Selon moi, l’accord que Google propose jusqu’à présent aux bibliothèques publiques est, à ce stade, risqué pour plusieurs raisons.

Il ne s’agit pas de contester les bénéfices des partenariats public-privé. Le principe d’octroi d’une mission de service public à un opérateur du marché n’est pas contestable en soi, mais cela doit se faire à la condition d’en conserver le contrôle et d’en maîtriser la finalité.

Je rappelle que le groupe, qui déclare vouloir favoriser une législation sur les livres orphelins, a tout de même profité du vide législatif pour numériser près de 7 millions de documents tombés dans cette fameuse zone grise, ce qui lui vaut d’ailleurs des problèmes avec les justices américaine et française.

S’il est évident que Google ne respecte pas les droits d’auteur, comment un partenariat peut-il désormais être envisagé en toute sérénité avec cette société ?

N’avez-vous pas dit, monsieur le ministre : « La numérisation de tous les patrimoines doit se faire dans une garantie d’indépendance nationale absolue et de protection des droits d’auteurs absolue. Cela tient à l’identité, à la mémoire collective et à un certain nombre de valeurs qui vont bien au-delà des aspects techniques » ?

Ensuite, les numérisations qui ont déjà été effectuées comportent des erreurs de datation, d’indexation et de classification, comme l’a souligné Geoffrey Nunberg dans The Chronicle of Higher Education.

Rappelons que les millions de contenus dont Google veut se saisir ont été retracés, répertoriés et rassemblés depuis des années, voire des siècles, par des générations de bibliothécaires et de conservateurs soucieux de donner du sens aux collections. Peut-on accepter que ce travail soit tout à coup bradé ? Non !

Un autre risque, et non des moindres, réside dans la clause d’exclusivité et de confidentialité du contrat imposée par Google. Certes, l’entreprise américaine numérise gratuitement les fonds des bibliothèques, mais, en contrepartie, elle obtient l’exclusivité de l’indexation des ouvrages sur internet pour un temps déterminé, qui reste à la discrétion de chaque partenaire. De fait, cela exclut tous les autres moteurs de recherche. Google posséderait alors une grande partie du patrimoine historique et culturel international, qu’il pourrait indexer et commercialiser à sa guise sans contre-pouvoir.

En annonçant, le 14 octobre dernier, à la Foire du livre de Francfort, la création de Google Editions, la librairie numérique payante, les objectifs du groupe sont alors devenus limpides. Dès 2010, les internautes pourront s’offrir une version numérique des titres numérisés par le moteur de recherche et la lire depuis n’importe quel terminal connecté.

Comme le souligne le journaliste Alain Beuve-Méry, «Google est en passe de devenir à la fois la bibliothèque la plus riche et la librairie la plus puissante du monde ». Ce risque réel de monopole a incité d’autres opérateurs tels que Amazon, Microsoft et Yahoo à rejoindre la coalition Open Book Alliance.

Le plus inquiétant à mes yeux est cet objectif annoncé « d’organiser l’information mondiale », l’idée que l’individu puisse alors être dominé par l’information : Google, en passe de devenir le Big Brother du XXIe siècle, saura qui a lu quoi et quand !

Les centristes, qui plaident pour une charte des droits numériques, ont déjà alerté sur le danger au travers d’internet d’une accumulation de données qui peuvent être exploitées.

Devant de tels risques que faire ? De quelles alternatives disposons-nous pour éviter d’avoir pour seul choix le recours à ceux qui prétendent vouloir ainsi dominer le monde, organiser notre mémoire et notre pensée ?

En premier lieu, j’évoquerai nos propres plates-formes numériques, Europeana et Gallica.

La première est un portail d’accès aux ressources numériques des différents pays européens et un moteur de recherche qui regroupe cinquante partenaires et propose 4 millions de documents accessibles en vingt-six langues.

Confier la gestion numérique de la BNF à Google porterait un préjudice irrémédiable à ce projet de bibliothèque numérique européenne, laquelle représente un formidable outil pouvant contribuer à une Europe de la culture.

Quant à la seconde, Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, en huit ans, elle n’est parvenue à numériser qu’un million d’ouvrages. Or elle dispose de vingt-quatre millions de pages d’œuvres entrées dans le domaine public. Le projet reçoit une aide de l’État de 8 millions d’euros, financés par le biais du Centre national du livre.

Ces projets européens sont gage de qualité, mais manquent de ressources financières eu égard à l’ampleur de la tâche.

Ainsi, le coût de la seule numérisation des œuvres réalisées pendant la IIIRépublique, soit 20 % des collections de la BNF, serait de l’ordre de 50 à 80 millions d’euros. C’est en effet une somme importante et nous ne pouvons pas la soustraire du budget de la culture.

Mais, comme le rappelait Jean-Noël Jeanneney, c’est avant tout un choix politique. Sur ce sujet, vous avez évoqué, monsieur le ministre, la possibilité de recourir au grand emprunt pour financer une partie de la numérisation.

Mes collègues du Nouveau centre et moi-même partageons tout à fait ce point de vue ; c’est d’ailleurs l’une des propositions que nous avons exprimées auprès du Premier ministre.

Derrière cette problématique de numérisation, c’est aussi une question beaucoup plus large qui est posée. La révolution numérique entraîne un bouleversement complet des conditions de production et de diffusion des œuvres. Aujourd’hui, le secteur du livre se trouve confronté aux mêmes problèmes que ceux qui fragilisent l’industrie de la musique et de l’audiovisuel.

La nouvelle donne numérique impose donc, comme pour les autres secteurs, que la concertation entre ceux que l’on peut appeler les acteurs de la chaîne du livre s’établisse au plus vite.

Le rapport Patino plaide pour une offre légale et attractive. Nous ne pouvons qu’être d’accord.

À l’heure où s’engage un autre combat autour de l’invention de l’« i-Tunes » du livre et de la mise en circulation par les firmes d’un lecteur équivalant à l’« i-Pod », il faut des règles du jeu claires et transparentes permettant de garantir les droits de chacun.

À cet égard, monsieur le ministre, quelles solutions envisagez-vous ? Une adaptation du prix unique à l’univers numérique, des barrières au moment de la sortie sur le modèle des DRM, ou digital rights management, ou l’harmonisation des taux de TVA à 5,5 % ? Mais peut-être avez-vous encore d’autres pistes à évoquer.

L’autre point que je souhaite aborder est la définition du livre numérique.

Si la question est simple, a contrario la réponse ne l’est pas. Comme l’indique d’ailleurs le rapport Patino, il est impossible de définir ce qu’est un livre numérique puisque c’est un fichier qui varie selon le contenu et le mode d’utilisation.

Il me semble pourtant prioritaire de définir l’objet qui fait débat et j’aurais aimé, monsieur le ministre, que cet objectif apparaisse également dans les axes de travail que vous avez donnés à la commission Tessier.

Monsieur le ministre, les décisions éclairées que vous prendrez dans les semaines à venir sont déterminantes. Il nous semble, à nous centristes, important de mettre en œuvre une stratégie de soutien à la numérisation et à la multiplicité des biens culturels.

Je rappelle le rôle moteur qu’a joué la France en 2005, en concertation avec le Québec et le Canada, dans l’établissement de la convention pour la diversité culturelle de l’UNESCO, à laquelle une centaine de pays se sont ralliés depuis.

Le débat qui nous occupe aujourd’hui a bien une dimension européenne et internationale, et nous ne devons pas la négliger.

Enfin, je serai particulièrement attentive, comme vous tous, mes chers collègues, aux événements qui vont se dérouler dans les semaines à venir.

D’abord, le 15 décembre, la commission Tessier rendra ses conclusions. Ensuite, le 18 décembre, le tribunal de grande instance de Paris rendra son jugement sur le recours déposé par le groupe La Martinière associé au Syndicat national de l’édition, le SNE, et à la Société des gens de lettres, la SGDL, contre Google. Ce jugement pèsera sans aucun doute considérablement sur l’avenir du livre. Enfin, le 18 février 2010, le juge new-yorkais, Denny Chin, devrait rendre son avis final sur l’accord proposé par Google ce vendredi 13 novembre aux éditeurs qui avaient intenté un recours contre le groupe.

Nous ne devons pas l’oublier, l’histoire de l’écrit a connu de nombreuses évolutions techniques, qui sont à l’origine des mutations culturelles et économiques fondant notre société actuelle.

Dans cette dynamique – si elle est maîtrisée –, la numérisation signe non pas la fin du livre, mais plutôt son renouveau contemporain. L’intérêt du livre numérique est réel, même s’il n’est pas opposable à l’intérêt du livre papier, qui conservera sa durabilité.

Nous devons simplement trouver les bonnes réponses face à l’ampleur de cette tâche difficile mais exaltante.

On le voit bien, les enjeux du débat que nous avons aujourd’hui sont multiples et complexes, ils sont à la fois culturels, financiers, économiques et politiques.

Conscients de toutes ces dimensions et de l’urgence de la situation, nous serons attentifs à ce que notre patrimoine historique et culturel, celui qui a forgé notre République, soit préservé. Nous veillerons à nous méfier d’un « meilleur des mondes virtuels » qui, si l’on n’y prenait garde, exercerait une forme de suprématie et menacerait la culture d’appauvrissement.Comme le dit Hervé Gaymard, le livre « est le fruit d’un combat pour la liberté de l’esprit, d’une prouesse technique, et d’une chaîne complexe qui va de l’écrivain au lecteur. ». C’est un combat pour la liberté de l’esprit, ne l’oublions pas ! « 

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