Internet et la loi du 29 juillet 1881sur la liberté de la presse

Bonjour à toutes et à tous,

Veuillez trouver ci-dessous l’intervention que j’ai prononcée en séance publique mardi dernier à l’occasion du débat sur le thème « Internet et la loi du 29 juillet 1881 » (débat à la demande du groupe RDSE).

Bonne lecture !

 » Intervention en séance publique de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication

Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mes chers collègues,

Internet, promesse d’une liberté d’expression sans frontière, est-il en passe de devenir un outil de surveillance sans limite ? Je poserai pour ma part ainsi les termes de notre débat sur Internet et la liberté de la presse, sujet dont l’actualité n’envie rien à la complexité.
Cinq siècles après Gutenberg et moins de cent ans après l’invention du tube cathodique, l’émergence du numérique a, à son tour, révolutionné les modalités de partage de l’information, de la vitesse de diffusion à la facilité d’accès aux contenus. Internet a profondément ébranlé le modèle économique de la presse, obligée de se réinventer face à de nouvelles concurrences, comme il en a bouleversé les méthodes de travail.
Aux côtés des organes traditionnels, une multitude de journalistes indépendants et de blogueurs « citoyens » a émergé, proposant au monde une information nouvelle dans des conditions parfois périlleuses, en particulier en provenance de pays où la presse traditionnelle peine à œuvrer librement. Je citerai, pour illustrer mon propos, l’exemple de l’Iran où, sous l’administration du président Ahmadinejad, un grand nombre de reporters et de chroniqueurs de renom de la presse écrite se sont tournés, pour éviter la censure, vers Internet, contribuant à l’édification de la blogosphère farsi. Depuis 2010, le rapport annuel du Comité pour la protection des journalistes, faisant état des journalistes incarcérés de par le monde, estime que plus de la moitié de ceux qui ont été privés de parole étaient publiés sur le web.
Internet représente donc une chance pour la presse : un espoir économique et un renouveau professionnel. Il constitue cependant aussi pour elle une menace : les évènements tragiques du mois de janvier ont rappelé combien la diffusion planétaire d’une information rendait nos journalistes vulnérables, jusque dans un pays chantre de la liberté de la presse et de la liberté d’opinion. Qui aurait pu imaginer qu’un dessin publié en France conduise à des émeutes et suscite des menaces du Yémen au Pakistan ?
Mais ne nous y trompons pas : la menace que j’évoque ne se limite pas au danger, si grand soit-il, que les ennemis de la liberté font peser sur ceux qui défendent un exercice pleinement indépendant du journalisme d’information et d’opinion. Non, la menace contre la presse est également institutionnelle et politique, lorsque les États, au nom de la sécurité, multiplient les systèmes de surveillance.
Alors, bien sûr, nos démocraties ne censurent ni n’intimident ou n’emprisonnent les journalistes, comme elles n’empêchent pas davantage l’échange d’informations entre citoyens en multipliant les restrictions techniques sur la Toile. Mais il n’en demeure pas moins que de légitimes interrogations se font jour dès lors qu’Internet semble devenir un redoutable outil de surveillance. En facilitant le stockage et le traitement, le big data a, de fait, incité à une collecte exponentielle de données, notamment personnelles, exploitées tant par les « géants » du net que par les services de renseignement, comme l’affaire Snowden l’a amplement révélé.
Jusqu’à présent, la France semblait protégée de tels abus. Mais quand sera-t-il demain ?
Ainsi, pour l’application de l’article 20 de la loi du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire, le Gouvernement a discrètement pris, le 24 décembre dernier, un décret relatif à l’accès administratif aux données de connexion. Or, cet article, qui autorise l’obtention de données personnelles et la surveillance des communications téléphoniques et internet en temps réel par l’administration, porte atteinte à la vie privée des citoyens, comme à la liberté d’information et au secret des sources. On peut y relever trois motifs d’inquiétude : l’absence de contrôle du juge pendant la procédure de mise sous surveillance, des objectifs fort larges justifiant la surveillance et un spectre très étendu des données recueillies. Reporters sans frontières a déposé, le 24 février, un recours en annulation du décret devant le Conseil d’État. La commission de la culture, de l’éducation et de la communication prendra connaissance avec intérêt de sa décision en la matière.
Le projet de loi relatif au renseignement pose également question. Dans son avis, rendu public mercredi, la Commission nationale de l’informatique et des libertés déplorait la présence, dans le projet de loi, de « mesures de surveillance beaucoup plus larges et intrusives » que celles autorisées par l’actuelle législation, citant notamment la possibilité de « collecter, de manière indifférenciée, un volume important de données qui peuvent être relatives à des personnes tout à fait étrangères à la mission de renseignement ». Le Conseil national du numérique a, pour sa part, manifesté son inquiétude au Gouvernement quant à l’extension significative du périmètre de la surveillance prévue par le projet de loi selon des critères jugés flous : la prévention contre les violences collectives et la défense des intérêts de la politique étrangère.
Je partage les craintes exprimées par ces deux institutions, dont chacun connaît ici la compétence et l’indépendance de vues. Le risque d’une surveillance de masse existe. Il nous concerne tous, mais plus encore les journalistes, dont l’anonymat des sources pourrait ne plus être garanti.
Sans nier les impératifs de protection de la société qui incombent à l’État en ces temps troublés, je m’inquiète d’une potentielle dérive que les outils mis en place feraient peser sur la liberté de la presse. Un équilibre juste doit être trouvé dans ce domaine : il est, à cet égard, indispensable que les dispositifs spécifiques de sécurité tiennent compte de l’originalité du métier de journaliste et, notamment, de la nécessaire la protection des sources.
La Cour européenne des droits de l’homme ne dit pas autre chose lorsque sa jurisprudence rappelle régulièrement que les États membres du Conseil de l’Europe ont l’obligation de créer un cadre normatif permettant d’assurer la protection efficace de la liberté d’expression des journalistes sur Internet et, plus largement, de l’ensemble de leurs concitoyens. Ainsi, dans son premier arrêt portant sur le blocage de l’accès au web rendu en décembre 2012, elle a conclu à la violation, par la Turquie, de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à la liberté d’expression, estimant notamment que les mesures limitant l’accès à des contenus sur Internet doivent se fonder sur une loi suffisamment précise et être accompagnées d’un contrôle juridictionnel. Prenons garde à ce que notre propre législation ne s’éloigne pas de ces principes.
La France ne doit pas renier l’esprit de la loi de 1881, comme elle doit demeurer fidèle à ses engagements internationaux en faveur de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Rappelons qu’il y a moins d’un an, au mois de mai 2014, nous avions activement soutenu l’adoption, par l’Union européenne, de lignes directrices pour les droits de l’homme consacrées à la liberté d’expression en ligne et hors ligne.
Il convient d’éviter, à mon sens, les distinctions artificielles dans l’exercice des libertés d’information et d’expression en fonction du support de diffusion des contenus. Le caractère diffus d’Internet ne doit en aucun cas servir de prétexte à l’instauration de nouvelles limitations en matière de droits de l’homme et de libertés fondamentales, notamment le droit de recevoir et de communiquer des informations.
Il incombe à l’État de protéger ces libertés, comme celle des journalistes à exercer leur métier en toute indépendance. À cet effet, au-delà de la législation applicable, un dialogue est indispensable avec les autres acteurs de la gouvernance d’Internet, y compris les grandes entreprises du numérique. Sans quoi, la garantie d’une libre circulation des informations sur Internet et de la proportionnalité des mesures de restriction qui parfois s’imposent ne pourront être effectives.
Je vous remercie. « 

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